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Belle Époque

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Partie de cartes

2 Avril 2024, 09:00am

Publié par Hervé

Le mystère des carnets volés (extrait)

Comme on était samedi, monsieur Lebrun proposa de faire une manille après le repas. Le Père Anselme, qui occupait l’appartement au-dessus de celui de Paul, accepta aussitôt. Il était toujours partant pour une partie de cartes. Messieurs Daubertin et Lepoivre se joignirent à eux. Paul, qui ne jouait pas, décida de rester. Il voulait montrer qu’il ne fuyait pas leur compagnie. Pour se donner bonne contenance, il prit avec lui les quelques journaux que madame Richier mettait gracieusement à disposition de ses clients. Dans La République française, on commentait le compte-rendu des travaux de la commission parlementaire sur les conditions de travail présidée par le duc d’Audiffret-Pasquier. Le rédacteur ironisait sur le choix du président de la commission. Un duc pour s’occuper des conditions de travail… Le Petit Journal préférait revenir sur la pluie de météores qui était tombée sur Paris le 27 novembre 1872. Un savant de l’Observatoire de Paris avançait l’idée qu’elle était due à la désintégration d’une comète. Lorsqu’il déplia Le Siècle, Daubertin réagit à la vue de la une : « Débats houleux à l’Assemblée ». Il se déchaîna contre Thiers, qui avait annoncé qu’il se ralliait au principe d’une République conservatrice. On ne l’avait pas élu pour ça ! Monsieur Daubertin était royaliste. Depuis que la France s’était mise à faire la révolution tous les trente ans, c’était le bazar dans le pays. Et si on avait envoyé quatre cents députés royalistes à l’Assemblée, ce n’était pas pour se retrouver en République. Il abattit sa dame de trèfle d’un geste théâtral, ce qui fit sursauter Lepoivre, vu que Lebrun n’avait plus de trèfles et qu’il allait forcément couper ! Le Père Anselme renchérit :

— Que voulez-vous, si les légitimistes et les orléanistes sont incapables de s’entendre sur le nom du prochain souverain, il faudra bien qu’on trouve une autre solution !

— C’est à vous de jouer, Père Anselme !

Évidemment, Lebrun ne put s’empêcher de mettre son grain de sel. Il avait voté pour l’Union Républicaine de Gambetta. Un homme à poigne, ce Gambetta. Ça suscita un tollé ! Gambetta, pourquoi pas Robespierre, pendant que vous y êtes !

Paul préféra se retirer. Ça lui rappelait les discussions lors des réunions de famille, quand il était enfant. Son père était plutôt libéral, hésitant entre son admiration pour Thiers et sa fidélité aux idéaux républicains défendus par Émile Ollivier. Son oncle était un farouche défenseur de l’empereur et du libre-échange. Le ton montait, maman se mettait à pleurer et ses messieurs à bouder. Essayez de raccommoder ça ! Paul récitait une fable de La Fontaine et ses sœurs chantaient une comptine, mais on voyait bien que les adultes les félicitaient sans conviction.

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Entracte à l'opéra

1 Avril 2024, 09:00am

Publié par Hervé

Le mystère des carnets volés (extrait)

Paul se cala contre le mur pour déguster son verre d’eau fraîche. Un peu trop fraîche, mais il n’allait pas faire le difficile.

— Monsieur Thiébaut ! Quelle surprise, j’ignorais que vous fussiez mélomane.

Paul sursauta. Il avait le verre à la bouche et renversa un peu d’eau sur son gilet. La première chose qu’il vit, ce furent les yeux d’Armande, des yeux qu’il avait connus pleins de fièvre… puis sa bouche gourmande et délectable… et, bien qu’il s’en défendît, ses seins que le large décolleté dévoilait, ses seins moelleux et qui, lorsqu’il les prenait entre ses lèvres… Des images totalement déplacées dans un lieu comme celui-ci, un lieu consacré à la musique, dans lequel le grand Horace-Rémy Poussard allait jouer les divines sonates pour violon de Bach, lui venaient à l’esprit. Et pour ajouter à sa confusion, ces images eurent un effet physiologique immédiat sur lui. Mon Dieu pourvu qu’elle ne le remarque pas ! Fort heureusement, Armande d’Aubert le regardait en face, et c’était déjà assez gênant comme ça. Il répondit d’une voix mal assurée :

— Oui… Je joue moi-même du violon…

Avait-il besoin de lui dire ça ?

— Vous jouez du violon ! C’est merveilleux ! J’adore le violon, c’est à la fois sublime et poignant… Monsieur Thiébaut, lorsque vous en aurez terminé avec cette affaire, il faut me promettre de venir jouer un soir pour moi.

— Oh, vous savez, je ne suis qu’un amateur. Vous seriez déçue !

— Vous êtes beaucoup trop modeste, monsieur Thiébaut. Mais moi, je sais que vous avez des talents insoupçonnés.

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Shéhérazade

30 Mars 2024, 10:00am

Publié par Hervé

Le mystère des carnets volés (extrait)

Une place, quelques étals couverts d’une toile blanche, au fond, des maisons basses aux murs blancs et un minaret en carton-pâte. De jeunes filles aux pieds nus dansaient au son d’une musique lancinante. De jeunes gens au visage farouche les regardaient. Sonneries de trompette, coups de cymbales. Un homme entra sur scène. Il portait une barbe fournie, un turban blanc, une tunique verte et un yatagan. La musique était devenue martiale. Tout le monde se prosternait devant lui. Soudain, la lumière se fit plus tamisée. Un halo orangé éclaira l’arrière de la scène. Une jeune femme descendit lentement des cintres. Elle était assise sur un croissant de lune. Cette fois, l’orchestre joua « lento », égrenant des notes suaves. Salomé-Shéhérazade prit pied sur la scène et s’avança vers le sultan. Elle avait une démarche altière. Elle était couverte de voiles qui laissaient voir, par transparence, l’élégante plastique de ses cuisses galbées et les jolis dômes de ses seins. Son visage aux grands yeux charbonneux et au teint mat d’Égyptienne39 dégageait un charme envoûtant.

Paul avait apporté ses jumelles de théâtre. Il ne le regrettait pas. Il ne pouvait détacher les yeux du corps sublime de la jeune femme. Autour de lui, toutes les jumelles étaient braquées vers elle. Le directeur du théâtre, prévoyant, en vendait à l’entrée. Ce ne fut qu’au deuxième tableau, que Paul, passablement perturbé, s’aperçut qu’en plus des brillants qui ornaient ses voiles, Salomé-Shéhérazade portait un collier, un diadème, un bracelet et des boucles d’oreille ornés de pierres précieuses multicolores. Il était grand temps qu’il se reprenne ! Cela dit, il ne pouvait rien faire avant la fin du spectacle, alors autant en profiter.

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Alors, vous achetez, ou pas ?

29 Mars 2024, 10:00am

Publié par Hervé

Le mystère des carnets volés (extrait)

On se passait les documents. Maulévrier reposa ses bésicles et se tourna vers d’Estang :

— Quand avez-vous reçu ces documents ?

— Hier. Ça confirme mes craintes. Les archives de Poncalet sont entre les mains de personnes qui pourraient chercher à nous nuire.

— En tout cas, dit de Chailly, ni des légitimistes, ni des bonapartistes, ni des républicains enragés. Il semble qu’on ait plutôt affaire à un maître chanteur.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Pourquoi s’est-il manifesté si tard ? demanda Maulévrier.

Madame d’Aubert apporta un plateau avec une bouteille de cognac et des verres. Personne ne lui prêta attention. Elle s’assit dans une bergère, un peu à l’écart.

— Je ne sais pas… Il ne les a peut-être pas eus tout de suite. Ou alors il veut jouer avec nos nerfs.

— Les documents que vous nous avez montrés ne sont pas très compromettants…

Dorbigny, qui ne s’était pas encore exprimé, approuva de Chailly d’un signe de tête. Il paraissait absent.

— Vous n’imaginez quand même pas qu’il va nous donner les pièces les plus compromettantes sans nous faire payer !

— Qu’est-ce que vous suggérez ? dit Maulévrier.

D’Estang s’aperçut de la présence de madame d’Aubert. Il lui lança un regard peu amène et lui fit signe de sortir d’un geste du menton. Elle obtempéra.

— Pour le moment, nous devons attendre. Je suppose qu’il me recontactera dans les jours qui viennent.

— Vous avez une idée de qui cela peut être ?

— Aucune.

Aucune ? On savait bien que d’Estang connaissaient des individus peu fréquentables.

— Vous pensez que c’est lui l’assassin ?

— Là n’est pas le sujet.

Peu importait à d’Estang que le maître chanteur fût l’assassin de Poncalet. D’Estang était pragmatique, l’assassin de Poncalet, c’était le problème de la police, pas le sien.

— Combien demande-t-il ?

— Cent mille.

De Chailly eut un haut-le-corps.

— Cent mille ? Êtes-vous certain que ça les vaut ?

D’Estang eut un geste d’agacement.

— Vous êtes prêt à prendre le risque de voir des documents qui mettent Charles en cause publiés dans les journaux ?

Maulévrier s’agita.

— Cent mille… Ça ne se trouve pas comme ça. Il nous faudra un peu de temps pour réunir la somme.

— Si nous sommes d’accord pour payer ! ajouta de Chailly.

Madame d’Aubert était restée près de la porte. Elle paraissait préoccupée.

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Monsieur, que faites-vous !

28 Mars 2024, 10:00am

Publié par Hervé

Le mystère des carnets volés

[XXX] se leva et, tout aussitôt, elle défaillit. Paul se porta à son secours et la retint avant qu’elle ne chût. Elle s’abandonna dans ses bras. Elle dégageait un parfum capiteux de fleurs, de ces fleurs dont on redoute qu’elles vous enivrent. Elle dit dans un souffle :

— Monsieur… Accepteriez-vous de me donner le bras jusqu’à ma chambre ? Oh, mon Dieu, j’ai honte… Qu’allez-vous penser de moi ?

— Madame, je pense simplement que vous avez besoin d’aide et qu’il est de mon devoir de vous la donner.

Comment ne pas être troublé ? Il avait passé un bras sous son aisselle et percevait, sous le léger tissu, le moelleux de sa chair. Allons, Paul, ce n’est pas le moment de penser à ces choses-là ! Parvenue dans la chambre, [XXX] lui lança un regard de gratitude. Comme il s’apprêtait à partir, elle défaillit de nouveau et se retint en s’accrochant à ses épaules. Terrifié, il bascula avec elle sur le lit. Sa robe devait être lacée de manière très lâche, car elle s’ouvrit, dévoilant un sein généreux, orné d’une large aréole brune, sur lequel atterrit le visage de Paul. [XXX] poussa un cri :

— Ah, Monsieur, que faites-vous ?

Paul était terriblement confus. Qu’allait-elle croire ? Il tenta de se relever, mais la dame, qui était, à n’en pas douter, aussi surprise que lui, ne pensait pas à le relâcher.

— Monsieur… Monsieur… S’il vous plaît…

Nouvelle tentative, nouvel échec. Un téton turgescent frottait contre les lèvres de Paul.

— Monsieur… Oh, tout est de ma faute… Je n’aurais pas dû vous demander de m’accompagner… Vous vous êtes mépris sur mon compte…

Nota : nous ne voudrions pas ternir l'honneur de cette dame et son nom a été caché. Ceux qui liront le livre découvriront peut-être son identité...

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Olga, une espionne ? Vius plaisantez...

27 Mars 2024, 10:00am

Publié par Hervé

Le mystère des carnets volés (extrait)

Paul sortit quelque peu décontenancé des locaux de la Direction générale de la Sûreté publique. Les révélations de Roberval au sujet d’Olga l’avaient ébranlé. Se pouvait-il qu’elle fût une intrigante, comme il l’avait laissé entendre ? Dans ce cas, s’était-il laissé mener en bateau par elle à Chislehurst ? Et, plus grave, avait-il commis une erreur en affirmant à l’attaché d’ambassade qu’Olga Kondratieva était une personne tout à fait inoffensive ? Si seulement il se souvenait de ce qui s’était passé lors de leur rencontre… Mais, entre nous, Olga Kondratieva, une espionne, ça n’avait pas de sens ! Paul n’avait jamais rencontré d’espionne ni d’espion d’ailleurs, mais il était à peu près certain qu’il aurait été capable de les reconnaître. À leur façon de parler en vous regardant d’un air fourbe. De se déplacer en furetant partout. Et même à leurs vêtements. Non, Olga Kondratieva, qui vivait modestement dans une chambre chez une vieille dame, n’avait rien d’une espionne. D’ailleurs, Roberval ne l’avait pas accusée d’espionnage, il avait simplement dit qu’elle était une intrigante. C’était différent. Il se pouvait qu’elle le fût, mais en quoi cela constituait-il une menace pour la République ? On n’exile pas quelqu’un sous le prétexte que c’est un intrigant. On nageait en plein arbitraire, là ! N’était-ce pas plutôt parce qu’elle était d’origine étrangère ? Et n’y avait-il pas un peu de rancoeur, de la part d’un fonctionnaire, à l’encontre d’une femme qui avait réussi à se hisser au sommet de l’échelle sociale ? Ou la volonté de la punir parce qu’elle avait trompé Poncalet, qui était l’ami de Roberval ?

D’ailleurs, tout bien considéré, pouvait-on dire qu’Olga était une intrigante ? Admettons qu’elle ne fut pas une petite paysanne, c’était une jeune femme qui avait refusé d’être mariée de force à un vieux barbon et qui avait fui son pays en espérant trouver en France la liberté qu’on lui refusait là-bas. Qu’elle eût épousé Poncalet contre la promesse d’un passeport français n’avait rien de condamnable. Et qui dit que ce n’était pas Poncalet qui lui avait proposé cet odieux marché ? Non, Paul n’était pas d’accord. Ce Roberval lui avait donné une version très partiale de la vérité. Olga était une femme qui méritait le respect. Et une femme cruellement affectée par le peu de cas que son fils faisait d’elle. Paul avait beaucoup de choses à reprocher à sa maman, mais jamais il ne la laisserait sans nouvelles. Et, d’ailleurs, il lui écrirait ce soir.

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Dossier

26 Mars 2024, 10:00am

Publié par Hervé

Le mystère des carnets volés (extrait)

La pièce numéro 19, datée de juin 1860, était, elle aussi, constituée de plusieurs feuillets. Elle portait le titre pompeux de « Mémorandum » (souligné). Ce mémorandum avait été rédigé par une autre personne. L’écriture en était plus ample, le style plus libre, non dénué d’un certain lyrisme. On reconnaissait cette fois l’oeuvre d’un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères. Olga venait d’entrer au service de Claire-Émilie MacDonell, marquise de Las Marismas de Guadalquivir, épouse du banquier Aguado et Dame du Palais. Le Ministère s’inquiétait probablement de la présence d’une personne d’origine étrangère dans le voisinage de l’impératrice. L’auteur du mémorandum évoquait en introduction l’intimité entre Olga Feodorovna et Michel de Pombière, qui avait, à n’en pas douter, servi d’intermédiaire entre elle et la marquise, puis il se lançait dans un long développement sur les origines d’Olga, origines prétendument très modestes. (L’auteur utilisait par deux fois le terme de « moujik » pour qualifier le père d’Olga.)

À la lecture du texte, on était en droit de se demander quelles étaient la part de vérité et la part de fiction dans la narration. Des phrases comme « Elle courait pieds nus sur la terre poudreuse de la steppe brûlée par le soleil d’été » ou encore « Les forêts de bouleaux étaient remplies des hurlements de hordes de loups » donnaient à penser que le jeune fonctionnaire était beaucoup plus soucieux de mettre en évidence ses qualités littéraires que de renseigner avec précision le lecteur de la note. Tout autre que Paul eût pris avec beaucoup de circonspection les assertions du rédacteur, mais Paul, on le sait, était relativement débutant dans l’administration et n’en connaissait pas les arcanes. Aux Affaires étrangères, l’éloquence comptait plus que l’exactitude, le verbe plus que les faits. Paul reconnut, au demeurant, que le caractère informatif du mémorandum était limité. Il nota dans son calepin : origine paysanne. Il en conçut cependant beaucoup d’indulgence pour cette femme qui n’avait pas hésité, malgré un bagage culturel faible, à braver l’inconnu. Paul n’avait pas une nature portée à l’aventure, mais, enfant, il avait dévoré les romans d’Alexandre Dumas et de Walter Scott. Il avait une grande admiration pour les aventuriers.

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Armande d'Aubert

25 Mars 2024, 10:00am

Publié par Hervé

Le mystère des carnets volés (extrait)

Armande d’Aubert portait une robe d'intérieur en mousseline de soie de couleur parme fermée par des rubans satinés. Une femme ne reçoit pas un étranger habillée de la sorte, aussi elle s'excusa :

– Ma tenue doit vous paraître bien peu convenable, mais j'ai été légèrement indisposée.

Armande d’Aubert prit place sur une ottomane. La robe d'intérieur laissait voir de jolies mules dans lesquelles elle était pieds nus. Paul se fit la réflexion que cette femme avait dû être très belle. Son visage, quoiqu'un peu empâté, avait conservé une grande sensualité.

Armande d'Aubert

Elle avait de grands yeux clairs, gris peut-être, mais il était difficile d'en juger dans la pénombre. Ils étaient fixés sur Paul et exprimaient une attente à laquelle il lui serait difficile de résister. Pourvu qu'il ne se mette pas à rougir !

[…] Armande d’Aubert se leva et, tout aussitôt, elle défaillit. Paul se porta à son secours et la retint avant qu’elle ne chût. Elle s’abandonna dans ses bras. Elle dégageait un parfum capiteux de fleurs, de ces fleurs dont on redoute qu’elles vous enivrent. Elle dit dans un souffle :

– Monsieur… Accepteriez-vous de me donner le bras jusqu’à ma chambre ?

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Un patriote

23 Mars 2024, 10:00am

Publié par Hervé

Le mystère des carnets volés (extrait)

Bien que son père eût payé pour son remplacement, Paul s’engagea en octobre 1870 pour défendre la patrie. Il rejoignit l’armée de la Loire commandée par le général Louis d’Aurelle de Paladines. Après un court entraînement où il apprit à marcher au pas, à charger son fusil Chassepot et à se rendre de nuit et sous la pluie d’un point A à un point B distants de cinquante kilomètres avec un sac de trente kilos sur le dos, il intégra le 42e régiment de marche. C’est depuis les hauteurs qui dominent Coulmiers qu’il assista à la bataille qui permit de libérer Orléans. Le 28 novembre, son régiment fut engagé dans celle de Beaune-la-Rolande. Il n’en garda qu’un souvenir confus, passant de longs moments à attendre les ordres, terrorisé et recroquevillé sur lui-même, le havresac comme une dérisoire carapace sur le dos et les mains crispées sur son fusil, puis courant dans la boue en criant et en essayant de ne pas trébucher sur les corps qui jonchaient le sol. Le soir, il n’avait pas tiré un seul coup de fusil, mais il était sauf. Sauf, mais avec un sérieux mal de gorge qui empira rapidement, l’envoyant à l’hôpital militaire. Lorsqu’il en ressortit, le médecin jugea qu’il n’était pas apte à reprendre le combat et l’affecta au service des blessés. C’est à ce moment-là que Paul fit l’expérience de ses premiers malaises. Des malaises que l’on qualifierait aujourd’hui de vagaux, mais dont on ignorait l’origine à l’époque. On donnait alors aux personnes sujettes à ce type de malaise des qualificatifs peu élogieux, dont le moins dépréciatif était peut-être celui de « poule mouillée ». Paul supportait difficilement la vue du sang, en particulier quand il s’écoulait d’une blessure particulièrement horrible comme celles que peut faire un fusil Dreyse. Ce type de malaise devint la hantise de Paul qui mit au point toute une série de stratagèmes pour tenter de les éviter, stratagèmes dont certains l’amenaient à effectuer une sorte de rituel très étrange pour quiconque y assistait.

Soldats pendant la guerre contre la Prusse, d'après une gravure d'époque

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Le bouillon Bréguet

22 Mars 2024, 10:00am

Publié par Hervé

Le mystère des carnets volés (extrait)

Le bouillon Bréguet ressemblait à tous les bouillons de quartier. Une salle au rez-de-chaussée d’un immeuble, murs couleur crème, boiserie jusqu’à mi-hauteur, un grand miroir sur un mur latéral. Comptoir recouvert d’une plaque en zinc, étagère avec quelques bouteilles, Dubonnet, le tout nouveau Lillet, absinthe Amourette Hémard, vin blanc. Pas beaucoup de choix, mais le patron ne servait l’apéritif qu’aux clients qui venaient manger. Deux rangées de tables qu’on couvrait d’une nappe en toile cirée au moment des repas. Le menu n’était guère varié. Une soupe épaisse le matin, avec du pain et un quart de vin. À midi, le patron proposait un plat de viande, hochepot ou haricot de mouton, mais qui pouvait se le payer hormis de rares clients de passage ? À sept heures, on revenait à quelque chose de plus habituel, de la soupe, bien sûr, avec du chou ou des fèves, du lard… Les habitués restaient pour jouer aux dés ou aux cartes. Piquet, tarot, manille. On bavardait. Pas de politique, on se méfiait. On connaissait tous quelqu’un qui avait été fusillé ou déporté en Nouvelle-Calédonie. Alors on parlait de sport. D’ailleurs, le patron mettait à disposition des clients un exemplaire du journal Le Sport. On commentait la page consacrée à la boxe française, mais il fallait reconnaître que, depuis, la mort de Louis Vigneron et l’exil de Joseph Charlemont, c’était moins intéressant. Au printemps, on se passionnait pour l’aviron. Réginald Gesling. Un sacré bonhomme ! Quatre fois vainqueur du championnat de la Seine.

Bistrot parisien, gravure d'époque

Lorsque Paul poussa la porte, le silence se fit. Des ouvriers de passage et deux habitués lisant le journal. Ambiance morose. La justice expéditive qui suivit la Commune avait créé un fossé entre les gens bien mis, comme Paul, et les porteurs de blouse ou de veste élimée. On n’était pas forcément d’accord avec les communards, mais de là à les massacrer ou à les envoyer au bagne…

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Olga

21 Mars 2024, 10:00am

Publié par Hervé

Le mystère des carnets volets (extrait)

Olga Kondratieva était belle comme le soleil d’une fin d’après-midi de printemps, à cette heure où la lumière colore joliment la campagne autour d’Yvetot, ou les rives de la Seine, lorsque Paul allait visiter une cousine de sa mère à Caudebec en Caux. Elle avait des yeux bleus, des pommettes que la chaleur d’un poêle rosissait, des cheveux d’un blond que Paul n’avait vu jusqu’alors que dans les rares champs de blé autour de Rouen, et un sourire plein de nostalgie. Paul resta un temps immobile lorsqu’elle lui ouvrit la porte de la vaste chambre qu’elle occupait à l’étage...

Olga Kndratieva Poncalet

Il se laissait faire. En vérité, il était incapable de réagir. De se donner une contenance. Il avait la sensation d’être un intrus avec ses oreilles décollées. Non pas dans cet environnement, certes délicieusement confortable, mais qui n’avait rien d’exceptionnel, on n’était pas à Versailles ! mais auprès de cette femme qui semblait tout droit sortie d’un tableau du Titien, tenez, Isabelle d’Este par exemple...

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May I have a ticket to London

20 Mars 2024, 10:00am

Publié par Hervé

Le mystère des carnets volés (extrait)

Paul partit le lendemain de la gare du Nord et passa une nuit à Boulogne. Il avait acheté pour l’occasion un carrick et un chapeau en poil de lapin chez un fripier. Ainsi accoutré et entortillé dans son inénarrable écharpe en grosse laine, il ressemblait à un épouvantail. Paul, d’ordinaire soucieux de son apparence, ne regretta pas son choix. Il effectua la traversée de Boulogne à Folkestone une main agrippée au bastingage et l’autre maintenant fermement son chapeau, contemplant avec appréhension le déferlement des vagues qui agitaient furieusement le steamer. La prochaine, ou la suivante, ne manquerait pas de retourner le navire et, dans ce cas, il serait irrémédiablement entraîné vers les abysses par le poids du carrick. Il en avait pris son parti, cela valait mieux que de périr de froid en tâchant de surnager. Paul craignait autant l’eau que le froid. Et s’il fallait mourir, Paul souhaitait mourir dignement, avec son chapeau.

Port de Boulogne - boutique Alamy

Une fois débarqué à Folkestone, Paul changea de l’argent et prit le train pour Londres. Il avait quelques notions d’anglais, mais, par prudence, il avait noté quelques phrases de la vie courante sur un calepin :

— May I have a ticket to London ?

— Do you have a room available for one night ?

— Give me some salt, please…

Il n’eut donc pas de difficultés à se faire comprendre. L’interprétation des réponses s’avéra, en revanche, plus problématique. Le citoyen des îles britanniques, comme chacun sait, prononce sa langue d’une manière qui la rend à peu près incompréhensible aux étrangers.

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