Belle Époque ou années noires ?

Un peu d'histoire...

On a donné le nom de Belle Époque a posteriori aux vingt ou vingt-cinq ans qui ont précédé la première guerre mondiale par contraste avec la période qui a suivi, marquée par le carnage de la guerre, puis l'inflation des années 1920 et la crise qui a débarqué dans le pays à partir de 1931. La France a en effet connu de 1890 à 1914 une croissance continue (un peu l'équivalent de nos trente glorieuses), une grande stabilité politique et une croissance continue du niveau de vie. (La délimitation de cette période est d'ailleurs assez floue. Il y a un continuum historique entre 1871 et 1914.)

Comme il est de bon ton, aujourd'hui, de prendre le contrepied de tout ce qui a pu être dit par les générations précédentes, on a beau jeu de rappeler que ce fut aussi la période de la colonisation et des zoos humains et que la femme, à l'époque, n'avait aucun droit. C'est tout à fait vrai, et on pourrait ajouter que la fin du XIXe siècle a connu une violente poussée d'antisémitisme, que les forces de l'ordre ont tiré sur la foule à Fourmies et que le ministre de l'Intérieur a envoyé la troupe contre les femmes des mineurs morts à Courrières (j'en passe et des meilleures).

C'est aller un peu vite en besogne. Les jugements à l'emporte-pièce sont rarement pertinents, en particulier en matière d'histoire. La réalité historique est souvent complexe et la société est travaillée par des courants souvent antagonistes (nous en faisons l'expérience de nos jours). Les bûchers ont été contemporains d'une renaissance de la culture, le commerce triangulaire a fleuri au siècle des lumières, la terreur a ensanglanté l'œuvre libératrice de la Révolution française... Doit-on pour autant renier l’œuvre d'Érasme, de Voltaire et de Condorcet ?

Les expositions universelles avaient pour objectif, à une époque où les moyens audio-visuels n'existaient pas, de faire découvrir à un public qui ne voyageait pas et lisait peu les civilisations et les modes de vie du monde entier au travers de pavillons, d'expositions diverses... et des effroyables "zoos humains".

Oui, des gens comme Jules Ferry étaient convaincu de la "mission civilisatrice" de la France dans les colonies. Oui, Clemenceau, le défenseur des communards, a envoyé la troupe à Courrières. Oui, les hommes de ce temps considéraient les femmes comme inférieures. Ces mêmes hommes, dont certaines prises de position nous choquent à juste titre, ont pourtant entrepris un programme de transformation de la société tout à fait impressionnant. Qu'on en juge par la liste, non exhaustive, qui suit :

1880 : Loi Camille Sée ordonnant la création de collèges et de lycées publics pour les jeunes filles. Amnistie et retour en France des communards.

1881 : Loi sur la liberté de la presse. Création de l'école normale supérieure de Sèvres, destinée à former des professeures pour l'enseignement public secondaire qui vient d'être créé.

1882-1883 : Lois Ferry instaurant l'école gratuite, laïque et obligatoire pour garçons et filles jusqu'à 13 ans (en 1880, la très grande majorité des petites filles n'a pas accès à l'école). Cette loi interdit de facto le travail des enfants de moins de 13 ans. Création des écoles normales d'instituteurs et formation de dizaines de milliers d'instituteurs et d'institutrices (les "hussards de la République").

1884 : Loi sur la liberté syndicale. Rétablissement du divorce.

1886 : Loi Goblet fonctionnarisant le métier d'instituteur et d'institutrice et interdisant aux religieux d'enseigner dans une école publique. 

1889 : Rétablissement du droit du sol.

1892 : Création du corps des inspecteurs du travail, qui sont chargés de veiller à l'application de la législation du travail dans les entreprises, c'est à dire le respect de la limitation de la durée du travail pour les mineurs (interdiction du travail des enfants de moins de 13 ans, journée de 10h pour les moins 16 ans, 11h et interdiction du travail de nuit pour les moins 18 ans et les femmes), mais aussi des règles de sécurité et d’hygiène pour tous les salariés.

1893 : Loi concernant l'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels, étendant des mesures préventives déjà existantes pour les femmes et les enfants. La loi impose un devoir général de prévention à la charge de l’employeur, à savoir que « les établissements industriels doivent être tenus dans un état constant de propreté et présenter les conditions d’hygiène et de salubrité nécessaires à la santé du personnel. » Ils doivent « être aménagés de manière à garantir la sécurité des travailleurs ». Loi qui crée l’Assistance médicale gratuite (AMG), permettant aux malades les plus pauvres (malades, vieillards et infirmes privés de ressource) de bénéficier d’un accès gratuit aux soins de santé.

1905 : Séparation des Églises et de l'État.

1907 : Abrogation (sauf décision judiciaire) du droit des hommes à disposer du salaire de leur femme lorsqu'ils sont mariés sous le régime de la communauté des biens.

1909 : Instauration d'un congé de maternité d’une durée de 8 semaines non rémunéré. Il faudra attendre 1910 pour que les institutrices obtiennent la rémunération de leur congé maternité à 100 %, puis 1929 pour que toutes les fonctionnaires en bénéficient.

1910 : Loi rendant l'assurance vieillesse obligatoire pour les ouvriers gagnant moins de 3000 F par an (soit une très large partie de la classe ouvrière). La guerre et la forte inflation qui suivra dans les années 1920 ruinera le système.

Comme on le voit, la Belle Époque, si elle n'a pas été l'âge d'or fantasmé par la suite, n'a pas été non plus la période noire qu'on se plaît à décrire. Complexité de la nature humaine...