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Belle Époque

Critique du livre

13 Mars 2023, 10:00am

Critique parue dans le journal "Belles lettres" en mars 1902

Je connais beaucoup de jeunes journalistes qui troqueraient volontiers un poste, somme toute peu fatigant, de chroniqueur des débats à l’Assemblée ou d’échotier des soirées mondaines contre celui de critique littéraire. Ils imaginent sans doute que le critique littéraire passe ses matinées au lit à lire des chefs d’œuvre, les Mémoires d’Outre-tombe de Monsieur de Chateaubriand ou cet exquis Chevalier des Touches de Monsieur Jules Barbey d’Aurevilly. Il n’en est rien, malheureusement. Pour une œuvre tout juste passable, combien d’opus sans aucune qualité littéraire devons-nous lire ?
Le livre dont je vais vous parler aujourd’hui est de cette nature. Il a été écrit par une personne inconnue des cercles littéraires de la capitale et dont on murmure qu’il a passé une grande partie de sa vie dans une manufacture. Que n’a-t-il pas choisi d'y rester ? Je n’ai aucun préjugé contre les personnes qui se consacrent à l’industrie. Certains ont l’esprit à cela. Je pense cependant qu’ils ne devraient pas chercher à se hisser au niveau des gens de lettres. Il faut pour cela une éducation, un raffinement, une tournure d’esprit que l’on n’acquiert pas au milieu des machines, aussi perfectionnées soient-elles.
Le titre du roman que ce personnage a écrit est : Belle Époque, Expositions Universelles. La couverture porte la mention "tome I", car ce Monsieur a, semble-t-il, l’intention de publier un deuxième tome. Le titre aurait dû suffire à me convaincre de ne pas entamer la lecture de ce livre. Les expositions universelles ont défiguré notre belle capitale tous les onze ans depuis une cinquantaine d’années. Celle de 1889 nous a laissé cette abominable tour d’acier que Monsieur Eiffel a planté face au sublime Palais du Trocadéro, le seul bâtiment que l’on pourrait sauver de ces expositions. Mais ce Monsieur est de l’Industrie et sans doute apprécie-t-il ces démonstrations de mauvais goût que nous infligent ses collègues.
Passons sur le titre et venons-en au roman proprement dit. Il est malheureusement à l’image de ces romans réalistes que nous infligent les auteurs à succès de notre époque que l’auteur qualifie de "belle", on ne sait pour quelle raison. C’est une succession d’histoires immorales et d’adultères. Les femmes qui sont les héroïnes de ce roman sont des cocottes ou des dévergondées. Le divorce y est présenté comme une mesure d’hygiène sociale. Car, bien sûr, le mari, même s’il est un parlementaire défendant les valeurs traditionnelles de notre pays, est cocu et se laisse séduire par une chanteuse sans scrupule. Encore avons-nous échappé à des pages que je qualifierais de pornographiques et qui sont publiées dans une de ces nouveautés dont sont friands nos jeunes pervertis par la civilisation : un "bloque". (Bloque ou blogue, je ne sais pas. Ne me demandez pas de quoi il s'agit !) Molière avait-il un bloque ? Chateaubriand ? Et Monsieur Victor Hugo, dont je ne partage pas les idées, publiait-il ses poèmes sur un bloque ?
Personne ne s’étonnera si je dis que derrière cet avilissant portrait de notre société pointe une critique des plus malséantes de l’institution religieuse. Les héros sont, comme il se doit, libres-penseurs ou anticléricaux. Les religieux, qui recueillent les enfants abandonnés pour les élever dans la religion de nos ancêtres, sont présentés comme des êtres cupides et bornés et les avocats ecclésiastiques comme des personnages intéressés.
Si, encore, tout cela était bien écrit ! Pensez-vous, ce Monsieur ne semble pas avoir fréquenté les bancs de l’école. Il méconnaît les règles élémentaires de la grammaire. Il ignore, par exemple, qu’une négation comporte deux termes, un "ne" et un "pas", et qu’il convient d’écrire « ce n’est pas », et non pas « c’est pas ». Voyez, Monsieur Ferry, vous qui avez retiré aux religieux qui s’en chargeaient depuis des siècles le soin d’enseigner notre belle langue aux enfants, où nous en sommes arrivés ! On publie aujourd’hui des livres écrits par des ignorants à demi-analphabètes !
Vous l’aurez compris, ce livre ne mérite pas les paragraphes que je lui ai consacrés. Il est immoral, il véhicule une idéologie malheureusement très en vogue à notre époque et il est mal écrit. Non, Monsieur l’auteur, ce n’est pas notre époque qui est belle, c’était celle que nos parents nous avaient léguée et que vous vous acharnez à traîner dans la boue !