Paysage politique
La IIIe République a vu défiler plus de quarante gouvernements pendant les trente-huit ans qui séparent son adoption définitive en 1876 et la première guerre mondiale. La durée de vie moyenne d'un gouvernement dépassait rarement quelques mois, voire quelques semaines. (Le gouvernement de Rochebouët n'a duré que vingt jours.) Les gouvernements Ferry II (25 mois), Méline (26 mois), Waldeck-Rousseau (35 mois), Combes (31 mois) et Clemenceau (32 mois) font figure d'exception.
L'instabilité ministérielle est la règle. Elle s'explique par le fait que le bloc républicain est composé d'une mosaïque de groupes parlementaires dont aucun n'a la majorité absolue. Il suffit qu'un texte de loi soit rejeté pour que le gouvernement qui l'a présenté tombe. Qu'à cela ne tienne, on prend les mêmes et on recommence. Jules Dufaure sera Président du conseil cinq fois, Charles de Freycinet quatre fois, Rouvier trois fois...
Pour comprendre l'évolution du paysage politique, il convient plutôt de s'intéresser à celle des majorités parlementaires.
Petit retour sur l'assemblée élue en 1871. Les élections de février 1871 ont été convoquées en application de l'accord d'armistice signé le mois précédent avec les Prussiens. Elles donnent une large majorité (396 sièges sur 638) aux monarchistes. Ceux-ci sont divisés entre légitimistes (partisans d'Henri d'Artois, comte de Chambord, petit-fils de Charles X) et orléanistes (partisans de Louis-Philippe d'Orléans, comte de Paris). Louis-Philippe d'Orléans reconnait la préséance d'Henri d'Artois dans l'espoir que celui-ci le reconnaitra comme dauphin (Henri d'Artois n'a pas de descendant). Mais Henri d'Artois est de nature intransigeante (on dirait aujourd'hui psychorigide). Il exige un retour à la restauration de 1815 (voir nota) et, en particulier, l'abandon du drapeau tricolore au profit de la bannière à la fleur de lys. Ceci aboutit à une situation de blocage... et à la rédaction de lois constitutionnelles, votées en 1875. Celles-ci instituent un système à deux chambres, une chambre basse (Assemblée nationale élue au suffrage universel) et une chambre haute (Sénat), comportant un certain nombre de sénateurs inamovibles et supposée tempérer les ardeurs de la chambre basse. Le président de la République est élu par le congrès (réunion des deux assemblées) pour sept ans. Il désigne le Président du conseil (conseil des ministres). Il a le pouvoir de dissoudre l'Assemblée nationale.
En 1876, l'Union républicaine de Léon Gambetta a l'intelligence de faire bloc avec le centre, composé en partie par des orléanistes ralliés à l'idée d'une république conservatrice. Cette alliance assure une confortable majorité aux républicains. L'Assemblée nationale entre en conflit avec le Président Mac-Mahon, monarchiste convaincu, qui la dissout le 16 mai 1877. Les élections d'octobre 1877 n'inversent pas la tendance. Le chef de file de cette nouvelle majorité est Jules Dufaure, un orléaniste converti, mais, dans les faits, son influence va décroître rapidement au bénéfice de celle de l'Union républicaine. Mac-Mahon se maintiendra à la présidence jusqu'en 1879 grâce au soutien du Sénat. Il finira par démissionner.
Les élections de 1881 donnent à nouveau une confortable majorité au bloc des républicains mais cette fois l'Union républicaine a pris nettement l'avantage sur le centre. Le jacobinisme de Gambetta (certains diront le caporalisme) suscite cependant l'émergence d'une nouvelle tendance, plus libérale, qui se présente sous le nom de Gauche républicaine. Jules Ferry et Jules Grévy en sont les chefs de file. Aucun de ces deux groupes n'a la majorité absolue mais la disparition de Gambetta en 1882 va permettre à la Gauche républicaine de s'imposer (gouvernement Ferry II). Au demeurant, les deux groupes finiront par fusionner pour former le groupe de l'union des Gauches.
Cette IIIe législature est fondatrice dans l'histoire de la IIIe République. C'est au cours de cette législature que Jules Ferry, deux fois Président du conseil, va faire voter les lois sur l'enseignement public. En juillet 1881 est votée une loi qui instaure la liberté de la presse. En 1884, la loi Waldeck-Rousseau reconnaît le droit syndical. La même année, le divorce pour faute est réintroduit dans le code civil. Mais c'est aussi au cours de cette législature que le gouvernement définit un programme ambitieux et cohérent de colonisation au nom d'une prétendue mission civilisatrice de la France.
Un certain nombre de députés de l'Union républicaine rejette le virage vers le centre de leur groupe parlementaire et ont fait sécession. Ils se font connaître sous le nom de radicaux et se positionnent à la gauche de l'hémicycle. Leur chef de file est Georges Clemenceau. Ils n'obtiennent pour l'heure que 48 sièges.
En 1885, l'Union des gauches (aussi appelée groupe des Républicains opportunistes) est de loin le groupe parlementaire le plus influent. Son repositionnement au centre est maintenant évident. Pas suffisamment pour un certain nombre de députés qui se regroupent au sein du très conservateur groupe des Progressistes de Jean Casimir-Périer et Jules Méline. À gauche de l'hémicycle, le groupe des radicaux continue de se renforcer.
En 1889, l'Union des gauches maintient sa prééminence. Les radicaux obtiennent 126 députés. Ils n'occupent plus les sièges les plus à gauche de l'hémicycle car les socialistes de Jules Guesde font leur entrée à l'Assemblée.
En 1893, les Républicains de gouvernement (issus d'une scission de l'Union des gauches) et les Progressistes font bloc sous la houlette de Casimir-Périer. C'est au cours de cette législature que Jules Méline va présider le conseil des ministres pendant 26 mois. Les radicaux ont continué leur progression (166 sièges), ainsi que les socialistes (41 sièges).
En 1898, les Progressistes conservent une position prépondérante mais ils sont divisés. Les radicaux les talonnent (183 sièges) tandis que les socialistes consolident leur position (55 députés). Méline, qui a soutenu la position de l'État-major dans l'affaire Dreyfus, doit céder la place à Henri Brisson, qui ne tient que 3 mois. Il est remplacé par Charles Dupuy, renversé au bout de 7 mois. On fait alors appel à Pierre Waldeck-Rousseau qui forme un gouvernement d'union. Waldeck-Rousseau prône l'apaisement. Son gouvernement dure 35 mois. C'est lui qui demande la grâce du capitaine Dreyfus au Président Émile Loubet.
Jules Méline et Pierre Waldeck-Rousseau
C'est en 1902 que s'opère le grand basculement. Les Progressistes perdent plus de 100 sièges. Le Bloc des gauches, qui va des socialistes à l'Alliance républicaine et démocratique de Pierre Waldeck-Rousseau, a gagné les élections. Les radicaux, avec 233 élus, deviennent le groupe le plus important de l'Assemblée. Leur chef de file est Émile Combes qui reste Président du conseil 31 mois. En 1906, les radicaux se divisent, Sarrien affronte Clemenceau qui a opéré un virage au centre. Le pouvoir reste néanmoins entre leurs mains. Ce sont eux qui font et défont les ministères. 1906, c'est aussi la première fois que les socialistes se présentent sous l'étiquette de la SFIO. Ils sont emmenés par Jean Jaurès.
En 1910, Émile Combes refait l'unité du parti, Clemenceau est mis sur la touche mais le virage centriste, voire droitier, est pris. A gauche, la SFIO remporte 75 sièges sur la base de mots d'ordre pacifistes et internationalistes. Aristide Briand, un temps proche des socialistes, fait bande à part. Son mouvement, les Socialistes indépendants, compte 24 élus. Aristide Briand va devenir un acteur incontournable de la vie politique française jusqu'à sa mort en 1932.
Les dernières élections législatives avant le déclenchement de la Première guerre mondiale ont lieu en avril et en mai 1914. Les radicaux sont à nouveau divisés (192 députés pour les radicaux-socialistes de Gaston Doumergue, 66 pour les radicaux indépendants de Georges Clemenceau), mais ils continuent de faire la pluie et le beau temps. La SFIO de Jaurès compte 102 élus, elle est à son apogée.
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Qu'en est-il de l'opposition à la République ? En 1876, elle est divisée entre monarchistes (78 sièges) et bonapartistes (75). Même scénario en 1881 (97 et 111). De Broglie (pour les monarchistes) et Rouher (pour les bonapartistes) en sont les chefs de file. En 1885, monarchistes et bonapartistes font bloc avec une troisième composante naissante, les nationalistes. Le baron de Mackau prend la tête de ce bloc anti-républicain.
Cette législature est traversée par la crise boulangiste. L'antiparlementarisme est à son apogée. En 1889, l'Union des droites rassemble 206 élus derrière la bannière du général Boulanger au sommet de sa popularité. La fuite de Boulanger fait retomber le soufflet. L'encyclique "Au milieu des sollicitudes", publiée par le pape Léon XIII en 1892 et qui appelle les catholiques à se rallier à la République, sème la confusion. Une partie des voix des conservateurs se reportent sur les Progressistes. Méline ne se fait-il pas le chantre de la ruralité ? En 1893, les monarchistes emmenés par Albert de Mun ne remportent que 88 sièges et les nationalistes 14. Même résultat en 1898 (92 et 14).
En 1902, les grandes figures du monarchisme ont passé la main. L'Alliance libérale populaire de Jacques Piou défend un conservatisme centré sur les valeurs catholiques et qui se veut social. L'ALP obtient 89 sièges et le Parti nationaliste de Paul Déroulède 35.
Les élections de 1906, 1910 et 1914 voient la droite et le centre droit se structurer autour de trois partis. La Fédération républicaine d'Alexandre Ribot se construit sur les ruines du Progressisme. Sa dérive droitière laisse la place à une formation de centre droit, l'Alliance démocratique de Louis Barthou (issue de l'ARD) qui a pris ses distances avec les radicaux. L'ALP de Jacques Piou conserve son indépendance. Le Parti nationaliste de Déroulède disparaît.
Nota : Le régime mis en place par Louis XVIII en 1814 repose sur une charte, octroyée par le Roi, qui précise le cadre dans lequel s'exerce le pouvoir exécutif. Elle proclame l'autorité inviolable et sacrée du roi. Elle reconnaît cependant l'existence de deux chambres, la Chambre des Pairs, nommés par le Roi, et une Assemblée élue au suffrage censitaire (moins de un pourcent de la population a le droit de vote) qui n'a pas l'initiative des lois. La Charte de 1814 sera abrogée en 1830 et remplacée par une nouvelle charte, rédigée par des parlementaires issus de l'Assemblée élue sous Charles X et acceptée par Louis-Philippe. Elle ne change pas le principe du régime à deux chambres (en particulier elle maintient la Chambre des Pais), abaisse le montant du cens requis pour être électeur et institue le principe de responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée. Un pas timide vers le parlementarisme.